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Nietzsche Hubert alles

Il n’aura échappé à aucun observateur attentif des textes et des interviews accordées par Hubert que la référence à Nietzsche y est assez fréquente, ou en tout cas importante. Il disait encore il y a peu (HFT News n°10 p4) : « Je suis alors obligé de me dépasser, ce qui est toujours un réel plaisir pour moi. C’est même nietzschéen, et Nietzsche n’est pas n’importe quoi dans ce que je fais. » Also sprach Hubert Felix.

Il ne s’agit nullement ici d’expliquer à sa place le sens qu’il donne à une telle référence mais d’offrir simplement quelques éclaircissements sur Nietzsche, quelques pistes que chacun intègrera comme il l’entendra à sa propre lecture de l’œuvre thiéfainienne. Il n’est d’ailleurs pas certain que l’intéressé lui-même se reconnaisse dans ce qui va suivre, mais la richesse d’une œuvre d’art ne réside-t-elle pas dans la multiplicité des interprétations qu’elle suscite ? De même, il ne s’agit nullement de laisser entendre que cette œuvre se ramènerait à une simple mise en musique de la pensée nietzschéenne : elle a sa cohérence propre, ses sources propres, sa valeur propre, et l’inverse serait tout…sauf nietzschéen ! Disons simplement que, pour des raisons que nous allons tenter d’établir au moins partiellement, Nietzsche est (avec Diogène !) le philosophe le plus en phase avec ce que fait Hubert. Au risque de faire hurler « les sycophantes et les théoriciens » (1), on peut avancer que Nietzsche est assurément le plus « rock n’roll » de tous les philosophes.

Rares sont les penseurs qui aient provoqué une véritable rupture dans l’histoire des idées, une fracture nette et sans bavure dans la continuité ronronnante des thèses et des antithèses : Nietzsche est de ceux-là. La quasi-totalité des doctrines philosophiques s’inscrit, au-delà des différences et des contradictions, à l’intérieur d’un système de valeurs commun, fondé, pour dire les choses rapidement, sur l’attachement au Vrai, au Bien et au Beau. Nietzsche, lui, est en dehors de ce consensus. Sa critique est radicale, au sens propre du terme, c’est-à-dire qu’elle s’attaque à la racine des choses : elle ne s’en prend pas à ce que nous pensons mais aux instruments-mêmes que nous utilisons pour penser, aux préjugés fondamentaux sur lesquels sont assises nos pensées, au fait-même que nous pensions. A cet égard, il y a bien un « avant Nietzsche » et un « après Nietzsche ».
La présentation d’un auteur débute classiquement par une biographie. Disons-le tout net : l’exercice est ici impossible. Faute de place, bien sûr (il en existe une, écrite par Charles Andler : elle fait 1800 pages !), mais aussi parce qu’elle violerait, dans sa linéarité et son objectivité, la pensée-même de Nietzsche. En effet, celui-ci détestait l’histoire supposée « scientifique » et ce qu’elle implique de soumission passive aux « faits » : pour lui, tout est choix, interprétation subjective. Abordons donc en nietzschéen l’histoire de Nietzsche, pour n’y relever que ce qui fait sens au regard de la démarche qui est ici la notre, ce qui « parle » à un aficionado d’HFT.
Friedrich Nietzsche est biologiquement né en 1844, dans une famille extrêmement pieuse : sa mère est issue d’une famille de pasteurs, son père est pasteur, et lui-même se destinera un temps à ce ministère. Il est placé à quatorze ans dans une école luthérienne où il lit les classiques grecs et latins. Mieux, il baigne littéralement dans la culture gréco-latine. La discipline rigide du lieu ne lui offre pour toute échappatoire que la pratique clandestine de la poésie. « Je vécus dans le culte secret de certains arts », écrit-il. Plus tard, entré à l’université d’Iéna, il fait la rencontre livresque de celui qui deviendra son maître avant de devenir son repoussoir : Schopenhauer. Il trouve chez lui quelques-uns des grands thèmes structurants de son œuvre future : le monde n’est que la représentation que nous en avons, il est à ce titre une sorte d’illusion, et l’est d’autant plus que nous le croyons régi par une certaine logique alors qu’il est profondément absurde, ce qui le rend, pour l’homme, tragique et douloureux. Il est le lieu d’une volonté aveugle, le « vouloir-vivre », qui s’exprime en nous sous la forme d’un désir tout aussi tragique car à jamais insatiable.                         Engagé comme infirmier durant la guerre de 1870, Nietzsche  en reviendra physiquement et psychiquement meurtri, plus que jamais habité par le pessimisme, le sens du tragique, la conscience aiguë de l’absurdité du monde. Le voilà désormais à la fois acteur et spectateur d’un naufrage : celui du rationalisme triomphant. L’expérience de cette guerre marquera de façon indélébile l’œuvre de Nietzsche, comme la guerre de 14-18 marquera celle de Freud, Cendrars, Céline, Breton (le « pape » du surréalisme, lui-même infirmier psychiatrique au front), ou comme la guerre du Vietnam marquera bien des auteurs américains. C’est la dette de l’artiste envers le boucher.
En 1872, il publie « La naissance de la tragédie ». Cette première œuvre, par l’incompréhension qu’elle suscite, constitue aussi le point de départ d’un long processus de rupture avec l’environnement social. Nietzsche passera l’essentiel de sa vie dans la solitude la plus radicale, la plus « fastueuse » qui se puisse imaginer. Sa vie tout entière ne sera plus qu’une « longue nuit de loup-garou ». Une vie d’errance, aussi : Bâle, Sils-Maria, Rome, Nice, Menton, Gênes, Venise (la ville aux « cent profondes solitudes »), il est à la fois partout et nulle part. « Errer humanum est ». Au fur et à mesure que s’accumulent les œuvres géniales, Nietzsche s’enfonce dans une nuit intérieure toujours plus insondable. Il est définitivement insomniaque. Par trois fois, il manque son suicide. A partir de 1889, Nietzsche sombre dans la folie. « Chacun son parachute », oui, mais le sien ne s’est pas ouvert. On attribue souvent le phénomène à une syphilis mal soignée. Peut-être vaut-il mieux lire Nietzsche : « C’est la démence qui fraye la voie de la pensée neuve, qui lève l’interdit d’une coutume, d’une superstition respectée. (…) Tous les hommes (…) qui se sentirent irrésistiblement poussés à briser le joug d’une moralité quelconque et à instaurer de nouvelles lois n’eurent pas d’autre solution, s’ils n’étaient pas réellement déments, que de se rendre déments ou de se donner pour tels ».  La folie, apanage de ceux qui se sont approchés trop près du gouffre…ou de la lumière. On peut lire Nietzsche, ou écouter Hubert : « L’artiste est un marginal, quelqu’un qui souffre d’un manque de normalité. L’art est le pont entre la société et cette personne pas très nette. Lorsque ce pont est impossible, on ne parle plus d’artiste mais de fou. La frontière est mince avec la folie… ». Après dix années passées dans le « silence » de la folie, Nietzsche meurt biologiquement à Weimar, en 1900.

Beaucoup d’auteurs ont philosophé sur l’art, Nietzsche a philosophé en artiste. Au-delà même du fait qu’il se soit essayé à la musique ou qu’il ait publié un recueil de poésie (« Dithyrambes à Dionysos »    , tout un programme !), la pensée de Nietzsche est d’essence artistique, et plus précisément musicale. Contrairement à la majorité des penseurs, il ne fabrique pas de système, ne bâtit pas de cathédrale d’idées : en grand lecteur de Montaigne et de Pascal, il écrit sous la forme de notations ponctuelles, de pensées courtes, les aphorismes. En une ligne ou en quelques pages, il jette un fulgurant éclairage sur une portion du « réel » jusqu’alors inaperçue du commun des mortels, ouvre sous nos pieds un abîme d’une vertigineuse profondeur, détruit d’un seul coup de marteau un préjugé multiséculaire. Certains de ces aphorismes ont la gravité mélancolique du violoncelle, d’autres la légèreté dansante du fifre. Il conçoit leur agencement comme un musicien construit sa musique, avec des thèmes qui apparaissent, puis sont développés, se répondent, s’inversent, etc. Son « Ainsi parlait Zarathoustra » est écrit comme un long poème philosophique, et inspirera à Richard Strauss la symphonie du même nom. « La forme, c’est le fond qui remonte à la surface » : cette phrase d’Hugo (Victor !) semble avoir été écrite pour Nietzsche. En effet, cette manière de composer son écriture est sous-tendue par la profonde conviction que le monde est fondamentalement fluide, mouvant, protéiforme, dénué de toute permanence, perpétuellement traversé de rapports de force et de contradictions. Dès lors, comment tenir un discours qui puisse être « vrai » à propos de tout, partout et toujours ? Telle est pourtant la suprême prétention de la religion, de la métaphysique et de la science. On a souvent reproché à Nietzsche ses contradictions. Force est de constater qu’elles sont légion. Mais est-ce Nietzsche lui-même qui est contradictoire, ou la « réalité » qu’il décrit, voire qu’il recrée ? Il nous propose un rapport au monde comparable à celui que nous suggère Monet lorsqu’il peint seize fois la cathédrale de Rouen, dont quatorze sous le même angle, à différentes heures de la journée et sous différents types de ciels : saisir une fugitive vibration de la lumière, voilà tout, et voilà l’essentiel. Dès lors, quel sens y aurait-il à demander à un artiste d’être « cohérent » ? « Au fond, quand je dis que je déteste l’humanité, c’est totalement faux ; car quelque part, je suis passionné par les gens. Ca fait partie des contradictions que j’essaie d’assumer par la déchirure », dit Hubert. Il n’y a pas meilleure manière de tuer l’art que de demander aux artistes, pour notre confort, de défendre toujours les mêmes positions, d’écrire toujours le même livre, d’enregistrer toujours le même album. A bon entendeur…

On comprendra aisément, à partir de ce que nous venons de dire du caractère « musical » de l’œuvre de Nietzsche, en quoi il est pratiquement impossible de faire de celle-ci  une présentation synthétique et fidèle : résume-t-on une œuvre d’art ? C’est pourquoi nous procèderons ici par thèmes, par éclairages successifs ou entrelacés, sans prétendre à une quelconque « objectivité ».
L’une des multiples portes d’entrée dans la pensée nietzschéenne pourrait être la question du tragique. En effet, nous sommes tous, à l’instar du héros tragique, jetés dans une vie qui nous confronte sans cesse à l’absence de signification et de finalité des choses (Sartre, une autre référence d’Hubert, n’est pas loin), au jeu de forces qui nous dépassent mais qui n’allègent en rien notre sentiment de responsabilité, aux conflits insolubles, aux situations sans issue. Cette tension est celle de la vie-même. Vivre, c’est faire à chaque instant l’expérience de l’irréversibilité, de l’imprévisibilité,  de la démesure et du paradoxe. Mais que l’on ne s’y trompe pas, il n’y a pas là matière à larmoyer sur son sort, bien au contraire ! Ce n’est que dans la conscience virile de ce caractère tragique de la vie que l’on puisera l’énergie vitale pour avancer : pas de meilleur moteur que le pessimisme nietzschéen ! « Apprends donc à tenir ta laisse/T’es pas tout seul en manque de secours/La tristesse est la seule promesse/Que la vie tiens toujours ». L’optimiste, c’est celui qui ne vit pas à force de croire que tout va s’arranger, qui ne prend aucun risque, qui ne fait son deuil d’aucune option, qui ne mise rien dans le jeu parce qu’il ne veut rien perdre. « Ca va aller », dit-il, enlevant ainsi à la vie tout ce qu’elle peut avoir de surprenant, de déstabilisant, de troublant, bref, tout ce qui en fait le sel. C’est l’image même du bonheur bourgeois…cette petite mort. Le tragique de Nietzsche est joyeux (comme un certain rock !), car il pose que rien n’est donné, tout est à construire, à conquérir, …et tout peut être perdu. On ne danse bien qu’au bord du volcan. Il n’y a de vrai bonheur possible que par et dans le tragique. « Piment et alcool fort », dirait Hubert !
C’est là qu’entre en scène cette figure majeure du panthéon nietzschéen qu’est Dionysos, dieu de la poésie et de la musique, du vin et de l’ivresse, mais aussi du tragique. Il symbolise cette tendance de la vie à s’arracher perpétuellement à toute forme établie, à s’affirmer dans la souffrance de la déchirure, à épouser le mobilisme universel dans lequel toutes les formes se créent et se défont sans cesse, comme les vagues d’un océan. Dionysos est un dieu tourmenté, au destin chaotique, qui vit en s’enivrant de la vie, qui meurt pour mieux renaître à chaque printemps (« j’aime ceux qui ne savent vivre qu’à condition de périr, car en périssant, ils se dépassent », dit Zarathoustra. Ca ne vous rappelle pas quelqu’un ? !). C’est le dieu du délire créateur, qui inspire le poète, et rend à jamais mystérieux l’acte de création, y compris pour l’artiste lui-même. Figure mythologique de l’inconscient freudien, peut-être. Nietzsche lui oppose une autre figure, celle du dieu de la médecine et de la lumière, de l’ordre et de la mesure, de la vérité et de l’harmonie : Apollon. Il symbolise cette autre tendance de la vie à se donner une forme définie et achevée. Il est alors principe d’individuation, de perfection plastique, de belle apparence. Si Nietzsche lui préfère Dionysos, c’est précisément parce qu’Apollon est immortel, et donc ne vit pas, et ne vit pas parce qu’il ne souffre pas. Il est harmonieux, mais pas joyeux. Il n’est serein que parce qu’il est privé d’exaltation. Apollon est la figure de l’homme théorique, avec en prolongement « l’esprit de sérieux ». Nietzsche, lui, veut être un bouffon, un satyre de Dionysos. Il écrit : « J’ai une peur terrible qu’on me canonise un jour. Je ne veux pas être un saint, mieux encore un pitre…peut-être suis-je un pitre ». Dans ce costume, il se reconnaît deux compagnons : Socrate, dont il dit qu’il était forcé de « se faire passer pour superficiel pour communiquer avec les hommes », et Shakespeare, à propos duquel il s’exclame « combien cet homme a du souffrir pour avoir besoin de faire le pitre ». Si tous trois montaient sur scène aujourd’hui, peut-être le feraient-ils avec force grimaces, un nez de clown ou le micro planté dans l’œil ! « C’est pas parce qu’on est déconnant… ».
Il est une autre manière de traverser la vie au bras de Dionysos, de damer le pion à l’esprit de sérieux, c’est le jeu. Pour Nietzsche, la philosophie est un jeu. Faut-il entendre par-là qu’elle ne serait qu’une activité purement ludique et superficielle ? Non pas. Mais son sérieux doit être léger, comme l’est celui du joueur qui lance les dés : la pensée, comme la vie, doit être un risque de chaque instant. « Devant un tapis clandestin, tu joues ton âme en solitaire… ». La vie, comme le jeu, ne cesse de faire varier les combinaisons et les rencontres, nous obligeant à sans cesse nous adapter, c’est-à-dire à vivre. Le jeu, c’est la profondeur dans la légèreté. Et que dit Hubert de tout cela ? « Ecrire une chanson, c’est quoi ? Un jeu. Si nous les artistes nous ne jouons pas, qui jouera ? Plus on joue, mieux c’est (…). L’intellectualisme n’est lui-même qu’un jeu de l’esprit et c’est mieux que le sentimentalisme qui est un débordement de l’âme. Tant qu’à faire, plutôt jouer que de se laisser aller aux débordements ». On joue de la pensée et de la vie comme on joue de la musique : jeux de maux.
S’il est un autre concept aussi cher à Nietzsche qu’à HFT, c’est bien celui de nihilisme. Le problème est qu’il s’agit là d’un concept d’une effroyable ambiguïté, ou, c’est selon, d’une réjouissante plasticité. Au sens strict, le nihilisme consiste à  proclamer le rien ou à affirmer le néant. Il nie toute valeur supérieure et n’accorde d’importance qu’à la destruction et à la mort. Il refuse toute forme de contrainte exercée contre l’individu et revendique pour lui une liberté absolue. Il émerge historiquement dans ce contexte propice à l’effondrement des idéaux que constitue la fin du 19ème siècle. On en trouve la trace autant dans la poésie romantique que dans l’action de quelques anarchistes russes. On peut se demander, par parenthèse, si Hubert est si éloigné qu’il le dit de l’anarchisme d’un Léo Ferré…
A partir de là, tout dépend si on prend le nihilisme comme une fin, un état définitif, ou comme un moyen, une transition nécessaire. Dans le premier cas, on est chez Schopenhauer, dans le second, chez Nietzsche. En effet, la pensée nietzschéenne reprend à son compte l’idée que la réalité est génératrice d’illusions, et donc, lorsqu’elles ne sont pas reconnues comme telles, de souffrances, mais elle n’accepte pas la conclusion qu’en tire Schopenhauer : pour lui, la seule issue possible réside, en quelque sorte, dans un renoncement à la vie sur le mode de l’ascèse hindouiste ou chrétienne. « Pour échapper aux illusions de la vie, renonçons à la vie elle-même ! », dit en substance Schopenhauer, et cela, Nietzsche ne peut évidemment l’accepter. Si le nihilisme est pour lui un excellent moyen de casser les illusions de la métaphysique, de la religion et de la morale, il ne doit pas pour autant se prolonger en une haine de la vie, telle qu’on peut la trouver notamment dans le judéo-christianisme (apologie de la faiblesse, de la souffrance, de la résignation, du refus du corps, etc.). Si le nihilisme va jusqu’à nier la vie, nions le nihilisme ! Survivre, même « par élégance ou par courtoisie », c’est toujours accorder la valeur suprême à la vie et à ce qu’elle nous réserve de «septembre roses »… C’est tout ce qui fait la différence entre le nihilisme passif, qui n’est que fascination morbide, volonté malade, attitude de fuite face à la vie, et le nihilisme actif, « signe de la puissance accrue de l’esprit », critique vigoureuse des convenances sociales et ironie mordante (comme chez Diogène…), dans la perspective d’un dépassement de l’homme par lui-même par l’instauration de nouvelles valeurs et le développement de la créativité. Laissons Hubert conclure sur ce point : « La création va vers la vie même lorsqu’elle parle de la mort. La création la plus morbide est un réflexe vers la vie. Et puis il existe une morale naturelle supérieure à la morale sociale. Le quotidien montre des images très dures, l’art doit alors faire apparaître la vie ».
S’il est une cible privilégiée du nihilisme nietzschéen, c’est bien la religion, et notamment le judéo-christianisme. Celle-ci accorde toute la valeur à l’idéal, aux « arrières-mondes », révélant ainsi la haine qu’elle porte à ce monde qu’elle place « ici-bas », ce monde qui aurait chuté hors de l’idéal à cause d’une obscure faute de l’humanité tout entière qui nous ferait tous naître coupables. La religion est aux yeux de Nietzsche l’invention de ceux qui, étant incapables de supporter la rudesse de la vie, s’emplissent d’amertume et de ressentiment à l’égard des autres, puis cherchent à développer chez eux un sentiment de honte et de culpabilité. Celui qui souffre comme souffre le religieux ne supporte pas la joie autour de lui. La religion ne cesse de valoriser les fonctions supposées « nobles » et « supérieures » de l’homme, ne voit de réalité que dans l’immatérialité, cultive la haine du corps et du plaisir, enserre l’esprit dans un fourmillement de règles morales qui n’ont d’autre fonction que de venir brider la créativité et assurer le contrôle social. Elle psalmodie le mot « amour » pour mieux imposer un amour purement abstrait, qui, à travers l’homme, n’aime qu’une fiction : Dieu.
Hubert s’est déjà beaucoup exprimé sur ses démêlées avec son éducation judéo-chrétienne. De ses propos se dégage nettement l’idée que son rapport à la religion, tout comme celui de Nietzsche, n’a pas consisté en un simple et classique passage de la foi à l’athéisme. Il en va de Dieu comme de certains virus : on ne s’en débarrasse jamais complètement, on vit avec en espérant que les symptômes ne réapparaîtront pas trop souvent ! Ou si l’on en vient à bout, la lutte laisse des traces de toute façon. Il suffit pour s’en convaincre de repérer dans les textes d’HFT (« Zoo-Zumains-Zébus », « Exercice de simple provocation »…ou « Lorelei » ? !) l’émergence plus ou moins visible de thèmes tels que la honte ou la culpabilité. Et que penser de cette conviction commune à Hubert et à Nietzsche selon laquelle il n’y a de solution que dans la réforme intérieure et individuelle (se changer soi plutôt que le monde) et pas dans l’action collective (en gros, la politique) ? Dans une interview, Hubert dit : « A seize ans, j’ai tué Dieu en duel ; c’était une façon de me révolter contre mon éducation…Je ne suis pas athée. Je crois en Dieu, puisque je l’ai tué. ». On ne peut s’empêcher de songer à cet aphorisme du « Gai Savoir », que l’on nous pardonnera de citer longuement, où Nietzsche met en scène le personnage de « l’insensé » : « L’insensé- N’avez-vous pas entendu parler de ce fou qui allumait une lanterne en plein jour et se mettait à courir sur la place publique en criant sans cesse : « Je cherche Dieu ! Je cherche Dieu ! » Mais comme il y avait là beaucoup de ceux qui ne croient pas en Dieu, son cri provoqua un grand rire. S’est-il perdu comme un enfant ? Se cache-t-il ? A-t-il peur de nous ? S’est-il embarqué ? A- t-il émigré ? Ainsi criaient-ils et riaient-ils pêle-mêle. Le fou bondit au milieu d’eux et les transperça du regard. « Où est allé Dieu ? s’écria-t-il, je vais vous le dire. Nous l’avons tué, vous et moi ! C’est nous, nous tous qui sommes des assassins ! (…) Dieu est mort ! Dieu reste mort ! Et c’est nous qui l’avons tué ! Comment nous consolerons-nous, nous meurtriers entre les meurtriers ! Ce que le monde a possédé de plus puissant et de plus sacré jusqu’à ce jour a saigné sous notre couteau ; …qui nous nettoiera de ce sang ? (…) La grandeur de cet acte est trop grande pour nous. Ne faut-il pas devenir dieux nous-mêmes pour, simplement, avoir l’air dignes d’elle ? »
Avec ce passage, Nietzsche place à un niveau collectif (« Nous… ») ce qu’Hubert plaçait à un niveau individuel (« J’ai…), ce qui ne change rien sur le fond. Le personnage de l’insensé (image inversée de Diogène qui, lui, cherchait un homme avec sa lanterne), révèle par son discours le fait que la disparition de Dieu comme point de fuite de nos pratiques et de nos pensées dans les sociétés modernes ne constitue pas un simple effacement d’une idole, effacement qui au fond ne nous affecterait pas, mais comme un événement qui engage notre condition d’homme tout entière. Cette mort de Dieu est tout autant une mort des valeurs traditionnelles de la société (le bien, le vrai, le juste, etc.), une volatilisation de tous nos repères, qui nous plonge dans une profonde obscurité (d’où la lanterne) et nous oblige à nous dépasser afin d’en sortir. Pour être à la hauteur de l’événement, l’homme devra se redéfinir, se réinventer. Si l’insensé semble d’abord présenter la mort de Dieu comme une catastrophe, c’est justement parce que Nietzsche veut nous mettre en garde contre le risque de chute dans un nihilisme passif et mortifère, destructeur de toute volonté et de toute force vitale, un « aquoibonisme », comme on dit parfois, qui nous ferait perdre le goût de toutes choses et en premier lieu de la vie elle-même. C’est pourquoi il prône le maintien en nous d’un certain (il faut prendre la formule avec prudence) « sens du sacré », mais d’un sacré immanent, présent en nous comme dans les choses. La fin d’un monothéisme castrateur n’enlève rien, par exemple, à l’immense valeur poétique, psychologique et culturelle des mythologies grecque, romaine et nordique, pour lesquelles ces deux grands assassins de Dieu que sont Hubert et Nietzsche conservent une passion entière. Et l’insensé ne s’écrie-t-il pas : « Ne faut-il pas devenir dieux nous-mêmes… » ?
N’allons pas y voir une apologie de la vanité (« Ne t’enfle pas, car si l’on te pique, tu exploses », écrit Nietzsche) : l’acte de se surmonter soi-même procède d’un effort toujours renouvelé, d’un arrachement toujours douloureux, d’un patient cheminement personnel. Et qu’est-ce qu’un dieu, si ce n’est d’abord un être créateur ? Voilà le sens de cet appel : chacun doit à sa façon devenir créateur.
C’est pourquoi tout se résout, en dernière analyse, dans la question de l’art. Car qui mieux que l’artiste (le véritable artiste, pas le faiseur…) pourrait incarner ce modèle du perpétuel dépassement de soi ? Où trouver cette permanente rupture créatrice avec tous les anciens modèles si ce n’est d’abord dans l’art ? Celui-ci constitue en effet l’aboutissement ultime de ce nihilisme créateur dont nous parlions plus haut. Il faut préciser ce point.
Nietzsche nous pose, en substance, ces quelques questions : pourquoi crois-tu que ce qui t’a toujours été présenté comme « le bien » ou « le vrai » soit véritablement le bien et le vrai ? Et encore le serait-ce, qu’est-ce qui oblige à préférer le  « bien » à ce que la morale traditionnelle considère comme « le mal » ? Pourquoi préférer la vérité à l’erreur, au mensonge ou à l’illusion ? Pourquoi valoriser ce qui est « logique » contre ce qui ne l’est pas ? La science n’est-elle pas une croyance comme une autre, fondée sur la foi en la valeur des « preuves » et des « démonstrations » ? En ne cessant de promouvoir l’altruisme, les promoteurs de la morale dominante ne visent-ils pas au fond leur intérêt propre ? Au nom de quoi reprochons-nous à quelqu’un son égoïsme, si ce n’est au nom…de notre propre égoïsme ? Et cette morale, qui ne fait jamais que m’interdire tout ce qui pourrait me faire plaisir, qui m’astreint à la souffrance de l’auto surveillance et de la mauvaise conscience, peut-elle être fondée sur autre chose que sur un sadisme malsain ? Ces quelques questions, déjà, lézardent notre adhésion naïve aux grands idéaux de la société, que l’œuvre de Nietzsche, à terme, fait voler en éclats. A partir de là, nous avons le choix entre le néant et la volonté ferme de recréer de nouvelles valeurs, fondées cette fois sur la vie, un nouveau monde, fondé cette fois sur la créativité : c’est l’art.
L’œuvre d’art est en effet « par-delà le bien et le mal », le vrai et le faux, le juste et l’injuste, le convenable et l’inconvenant. Qui dira d’une musique qu’elle est « vraie » ou « fausse », d’une statue qu’elle est « morale » ou « immorale » ? La science, qui prétend comprendre le monde en plaquant sur lui une grille mathématique ou en l’instrumentalisant dans la  technique, porte un égal intérêt à toutes choses. L’art non. Il choisit, il trie dans le réel, il omet délibérément certaines choses et en accentue certaines autres de façon aussi arbitraire qu’indiscutable : comment un peintre pourrait-il justifier qu’il trouve « intéressante » une lumière…mais qui pourrait lui contester le droit de le faire ? Tout discours se prétendant vrai  (donc y compris celui-ci…) est de l’ordre de la re-présentation du monde, alors que l’art est de l’ordre de la création. La science, l’histoire et tous les discours conceptuels se soumettent au « réel », l’art, lui, invente des mondes. La connaissance procède par concepts (le concept d’homme, d’arbre, d’animal, etc.), or le concept est ce qui est commun à tous les objets d’une catégorie donnée et désigne donc ce qui a perdu tout caractère individuel. Dès lors, il n’est plus qu’une ombre, une coquille vide, un schéma, un nom. Or l’art refuse ce qui est commun, car cela rend commun, c’est à dire triste, terne, fade et sans vie. L’art est d’essence foncièrement individuelle, d’une part à cause de la démarche strictement personnelle de l’artiste, d’autre part à cause du fait qu’il révèle la nature profonde d’une réalité individuelle (d’un objet, d’une personne, etc.) par la traduction qu’il en donne. N’y a-t-il pas infiniment plus de « vérité » sur l’amour dans une seule chanson de Brel que dans tous les livres sur les hormones ? Nietzsche écrit : « L’histoire et les sciences de la nature furent nécessaires contre le Moyen-Age : le savoir contre la croyance. Contre le savoir, dirigeons maintenant l’art : retour à la vie ! »
Il n’y a donc pas de Vérité absolue, il n’y a que des interprétations du monde : de fait,  « l’ordre des humains nous sert dans son cocktail / 5 milliards de versions différentes du réel ». C’est ce que Nietzsche appelle le perspectivisme. La connaissance n’est pas la contemplation froide d’une réalité prétendument objective, c’est la focalisation d’instincts et de passions sur un fragment de ce chaos qu’est la réalité, focalisation organisée autour des intérêts vitaux de l’individu. Nietzsche se révèle bien un précurseur de Freud (cette remarque est d’importance pour notre propos) en ce qu’il montre que la conscience est « tard-venue » dans l’histoire du vivant, et qu’elle flotte sur un océan de pulsions obscures. A y regarder de près, est-ce « moi » qui pense, ou les idées me viennent-elles comme elles veulent et quand elles veulent ? Nous ne décidons pas d’avoir une idée, car pour le faire, il faudrait déjà l’avoir eue ! « Le moi n’est pas maître dans sa propre maison », dira Freud. Mais le savant, le religieux, le moraliste ou l’homme de la rue cherche toujours à justifier ses propos et ses attitudes, sans apercevoir qu’une telle entreprise a nécessairement son « point aveugle », par exemple la valeur accordée au principe-même d’avoir à se justifier. Si « cohérent » que soit mon discours, il n’est jamais que la rationalisation rétroactive de « choix » opérés en amont sans que je ne puisse jamais savoir ni pourquoi ni comment. La croyance en un monde stable et permanent, que l’on puisse connaître grâce à une raison aux structures éternellement fixes, débouchant sur l’élaboration de systèmes jugés d’autant plus vrais qu’ils seront figés et abstraits (les concepts de la métaphysique, les dogmes religieux, les équations de la science…), tout cela n’est qu’illusion. Le monde n’est jamais que perpétuel changement, incessante transformation des choses qui font que rien n’existe qui soit permanent et identique à soi : « Tout coule », disait Héraclite.
C’est dans ce contexte que se révèle toute la valeur de l’art. Comme tout le reste, il est source d’illusion, mais lui le sait, le veut et le revendique. L’art ment, mais il ment en toute bonne conscience, enfin libéré du poids de la condamnation morale. Nous sommes joués par le peintre qui, par sa maîtrise de la perspective, donne au tableau une apparence de profondeur, le cinéaste qui nous arrache à « la réalité », l’acteur qui, comme disait Diderot, « nous fait partager des sentiments qu’il ne ressent pas » : c’est dans cette duperie que réside le bonheur de l’art. Il est, écrit Nietzsche, « un culte de l’erreur » ou « la bonne volonté de l’illusion ». Si dans la vie nous condamnons le mensonge au nom de soi-disant grands principes moraux, c’est en fait parce que nous redoutons les conséquences néfastes des mensonges d’autrui à notre égard. Dans l’art, rien de tout cela : on peut batifoler dans l’illusion avec l’innocence d’un enfant qui joue.
Tous les courants philosophiques ont en commun, au-delà de toutes leurs différences, la condamnation de l’illusion : Nietzsche, lui, en fait l’apologie. A travers elle s’opère la jonction entre l’art et la vie. En effet, l’illusion fait vivre, elle aide à vivre en rendant l’existence supportable. Comme en écho, Hubert dit, à propos de la lucidité : « Chez moi, c’est synonyme d’ennui. Je me suis toujours beaucoup ennuyé (…). La lucidité, il ne faut pas en abuser. C’est pour ça que j’aime bien tout ce qui me rend un peu moins lucide ! ». L’illusion est inhérente à la vie, comme le montrent les incroyables « stratégies » mises en œuvre dans le monde animal ou végétal pour échapper aux prédateurs, ne pas être repéré par les proies, se reproduire, etc. Rien n’est plus conforme au mouvement de la nature que la dissimulation, le travestissement, le masque. Et cette belle imposture, ne la retrouve t-on pas chez celui qui, peut-être, parle de sexe pour mieux parler d’amour, ou qui écrit : « de nature solitaire, je me terre pour me taire/mais mon double pervers joue dans un groupe de rock » ?! L’art est une illusion nécessaire, c’est un phénomène vital, pulsionnel, passionnel. La vérité et la morale sont les cadets de ses soucis. « Nous avons l’art, dit Nietzsche, afin de ne pas mourir de la vérité ». Ainsi que nous l’évoquions plus haut, nous ne contrôlons pas notre flux psychique, l’émergence et la disparition de nos idées, mais nous avons peur de l’accepter, car le sentiment de contrôle est sécurisant. L’artiste, lui, accepte jusqu’au bout cette réalité, il cherche même à l’entretenir, il en joue, il en jouit : c’est « l’inspiration », qui n’empêche pas le travail, bien au contraire, et dont on trouvera peut-être le modèle le plus abouti dans la pratique de l’écriture automatique par les surréalistes…et par Hubert !
L’art est une adhésion à la vie, car ce que l’artiste et la vie ont en commun, c’est de toujours créer. Ni l’art ni la vie n’ont cessé de produire des êtres nouveaux, des formes nouvelles, des tendances nouvelles, et tout cela de façon parfaitement imprévisible. L’art, et notamment la musique, est la seule chose qui épouse le mobilisme universel du monde : il « coule » avec lui. Il prolonge l’élan même de la vie. Nietzsche désigne cela par une expression souvent mal comprise : la « volonté de puissance ». Celle-ci n’a rien à voir avec une quelconque volonté d’écraser autrui : elle s’exerce d’abord sur soi-même. Elle est un acte d’adhésion à la vie, une tendance vitale à se renforcer toujours, une volonté de maîtrise des forces de la nature et de ses propres passions qui ne soit pas une fin en soi mais un moyen pour survoler les choses, de danser sur le monde. On ne la trouve jamais si bien exprimée que dans l’art. Ce que Nietzsche appelle la « force artiste » est une puissance créatrice qui assume la totalité de ce que nous sommes, sans chercher à nous scinder en deux, en mettant d’un côté le bon, le bien, le vrai, le rationnel, le sage, et de l’autre le mauvais, le violent, le faux, le pulsionnel, le passionnel et le déraisonnable. Il écrit : « L’homme a besoin de ce qu’il y a de pire en lui s’il veut parvenir à ce qu’il a de meilleur ». Il s’agit d’accepter cette grande part animale qui demeure en nous, pour mieux la transformer en énergie créatrice, pour mieux la sublimer. Nous sommes ici très proches de l’approche freudienne. Hubert dit des choses fortement convergentes : « L’amour, pour moi, fait partie de l’instinct de survie. L’amitié, elle, fait partie de l’instinct grégaire sublimé. Je crois beaucoup à l’instinct. Je suis très animal ».
Mais pour jouer, pour danser, il faut être léger, et pour cela, s’être délesté du poids du souvenir : quoi de plus oublieux qu’un animal ? Ses sens et son instinct lui permettent des « performances » que nous prenons, de façon très anthropomorphique, pour de la mémoire, mais il s’agit chaque fois pour lui d’une expérience « intellectuellement » nouvelle. L’animal, « ce parfait cynique », dit Nietzsche. L’oubli, entendu comme vertu positive, comme oubli nécessaire, est l’un de ses thèmes favoris. En effet, le contrôle social, la morale, la religion sont construits sur une culture de la mémoire : on n’enchaîne jamais l’homme que par le souvenir, souvenir des fautes passées, des « grands principes » inculqués par la contrainte, voire la violence, souvenir des promesses faites et des engagements pris, souvenir des « traditions » qui n’ont de valeur que par leur ancienneté, souvenir de toutes ces raisons que nous pourrions avoir de cultiver en nous le désir de vengeance, etc. Pas de sentiment de culpabilité, pas de punition possible sans la mémoire. Elle est ce par quoi on a tenté d’interrompre l’essentielle fluidité du devenir pour attacher l’homme au piquet de l’instant  passé et l’empêcher finalement de vivre l’instant présent : celui qui aurait une « mémoire totale » ne vivrait plus. Nos moments de plaisir et de bonheur sont toujours des moments d’oubli. Si un bonheur est possible, dit Nietzsche, c’est grâce à « la faculté, pendant la durée de ce bonheur, de sentir d’une manière non-historique ». L’oubli nietzschéen doit être pensé comme une «digestion », une assimilation, au sens strict du terme, c’est-à-dire une capacité à « rendre même » ce qui était au départ étranger : ce n’est pas un abrutissement mais un enrichissement. La vraie culture est celle qui s’oublie dans la création. Peut-être est-ce ainsi qu’il faut comprendre Hubert lorsqu’il dit : « J’ai une qualité suprême, presque biologique : j’oublie tout. Je suis toujours en train de renaître parce que je n’arrive pas à accumuler le passé ».
L’oubli est la condition de tout présent. Comme l’animal qui vit, comme l’enfant qui joue, il nous faut retrouver cette aptitude à échapper à la fluidité temporelle rendue presque palpable par le souvenir du passé et l’anticipation de l’avenir. Il faut quitter l’homme du ressassement pour devenir celui de l’acquiescement, de l’acquiescement à l’instant. Il faut s’abandonner au paradis de l’instant, cesser de vivre en coupable, cesser de culpabiliser les autres, et oser vivre un seul instant sans honte, haine, regret ou remord. Là réside cette « volonté de puissance » dont nous parlions : elle est pure force d’adhésion à l’instant présent.
Il est une autre manière de renvoyer à cette adhésion, que Nietzsche illustre, de façon apparemment paradoxale, par le thème de « L’Eternel Retour ». Ici, bien sûr, tout aficionado qui connaît « son Thiefaine » songe immédiatement à la fin de « Zone Chaude » : « J’vais p’t’êt attendre avant d’mourir d’amour / j’entends des cons qui causent d’un éternel retour / et j’ai pas très envie d’repartir à zéro… ». On l’aura compris, il ne s’agit pas ici de tenter de « sauver la cohérence » des positions développées par Hubert mais d’en proposer simplement une lecture. Pour ce faire, on peut remarquer  qu’il existe différentes doctrines affirmant « l’Eternel retour », notamment dans le monde du mythe et chez les Stoïciens (école philosophique importante en Grèce et à Rome, du IIIème siècle avant JC au IIème après). Celles-ci se caractérisent par une conception « optimiste » de l’idée selon laquelle l’histoire de l’univers est cyclique, dans la mesure où cela ne rendrait aucun événement irréparable, ce qui nous permettrait de devenir « sages » : c’est un éternel retour rassurant et apaisant, correspondant au désir de n’être pas inquiet face à la vie. Les choses sont assez différentes chez Nietzsche. Chez lui, en effet, l’éternel retour caractérise d’abord un état de la volonté : c’est l’état de la volonté lorsqu’elle veut vraiment, c’est-à-dire lorsqu’elle est capable de vouloir toujours ce qu’elle a voulu une fois. C’est là que se rejoignent instant et éternité. Comment savoir si j’adhère vraiment à l’instant ? Je dois pouvoir vouloir que cet instant se répète à l’infini. Si je le peux, s’ouvre alors à moi la perspective d’une joie dionysiaque : « la joie veut l’éternité de toute chose ». Nous repoussons toujours à demain le moment de commencer à jouir, nous attendons pour être heureux que « toutes les conditions soient réunies » (mais elles ne le sont jamais !), nous brûlons d’espoir, tandis que parallèlement nous vivons dans le souvenir et le regret de nos moments de bonheur passés (sans que nous ne les ayons vus passer) : toujours demain, toujours hier, mais jamais aujourd’hui. Et ainsi passe la vie : « nous mourrons affairés », dit Lucrèce. L’Eternel Retour, c’est la célébration du bel aujourd’hui, l’amour de ce qui est ici et maintenant, la force de transformer « tous les “ce fut”en des “tel je le voulais, tel je le voudrai” », le courage d’embrasser le réel, l’antithèse même du bonheur frileux du bourgeois. Dans « Zarathoustra », Nietzsche compare l’amour de l’éternité à l’amour d’une femme : quel plus bel hymne à l’Eternel Retour que « Zone Chaude » !?
Terminons par une rapide évocation de la relation entre Nietzsche et Wagner. Il ne saurait être question de relater par le menu cette histoire faite d’admiration et de rejet, d’amitié et de jalousie, de passions orageuses et de froideur, d’espoir et de déception. Entre la date de leur rencontre (1868) et celle de leur rupture définitive (1879) s’écoulent onze années, d’une telle densité humaine, intellectuelle et artistique qu’elle dépasse largement le cadre de notre propos. Nous nous bornerons donc à pointer dans cet épisode ce qui peut, là encore, enrichir notre rapport au travail d’HFT, notamment par l’analyse de cette étrange relation triangulaire qui s’installe entre l’artiste, son œuvre et le public. Et puis n’est-ce pas Hubert lui-même qui suggère ce rapprochement : « Question : c’est quoi le romantisme pour Hubert-Félix Thiefaine ? Réponse : C’est l’âme allemande. L’orage et la passion, « Sturm und drang ». C’est violent ! C’est une sensibilité à fleur de peau. Les romantiques ne font pas que pleurer et déclamer des vers au clair de lune…C’est Wagner, le mal compris. C’est aussi Nietzsche, quelque part. C’est une ardeur, un appel vers le haut. »
En effet, Nietzsche et Wagner ont en commun une inspiration romantique, même si leur rapport à ce romantisme évoluera d’une façon tellement différente que l’on peut se demander s’ils parlaient bien de la même chose. Nietzsche a cru trouver en Wagner celui qui allait incarner tout l’idéal esthétique que nous avons évoqué plus haut, le musicien de l’avenir, l’explorateur d’un univers nouveau, celui qui allait faire renaître la tragédie à partir de l’esprit de la musique. A l’époque de leur rencontre, Wagner est aux yeux de Nietzsche celui qui va rompre avec cette manière désormais si répandue de considérer l’art comme un loisir, un luxe, un passe-temps pour le bourgeois qui cherche à tromper son ennui, pour faire revivre sous une forme nouvelle l’idéal dionysiaque et l’instinct artistique étouffé par des siècles de rationalisme occidental. Wagner s’attaque aux structures de l’opéra de son temps, boursouflées de rationalisme, explicatives jusqu’à la nausée, en y injectant tout le pessimisme qu’il trouve chez Schopenhauer, toute la passion du romantisme, pour transformer l’opéra en « drame musical ». Face au style académique et guindé, Wagner est par essence le musicien « inactuel », en avance sur son temps. Nietzsche partage avec le compositeur (comme aujourd’hui avec d’autres…) une même fascination pour les mythologies germaniques et nordiques, le brouillard et l’humidité, le désordre et l’obscurité. Il loue chez lui la capacité d’apprendre en « digérant » et son goût de la solitude (cf. supra).
Dans ces premières années de leur relation, Nietzsche s’efforce en fait de répondre à une attente formulée par Wagner dans un texte de 1851, dans lequel il traite du rapport entre l’artiste et ses « amis » proches ou lointains. Il y montre que seul l’ami qui compatit  (littéralement « qui ressent avec ») avec l’artiste peut comprendre l’œuvre : c’est la douleur partagée. L’ami est celui qui sait les souffrances de la création, les intentions de l’œuvre et les obstacles rencontrés. Contrairement au critique d’art (« en camisole pour une urgence »…), l’ami refuse de juger l’œuvre à l’aune du passé et de ses monuments : il sait qu’elle est tout entière tournée vers l’avenir, ouverte a priori aux changements futurs. L’art ne peut changer la vie que de ceux qui y étaient disposés. Les amis offrent à l’artiste les conditions de création favorables que la vie lui refuse parfois. S’inscrivant dans ces perspectives, Nietzsche indique que l’œuvre crée autour d’elle une sorte de communauté, une « communauté de sens » : la musique, notamment, pallie les carences du langage et rassemble ceux qui connaissent la détresse de l’incommunicabilité, sans pour autant abolir l’individualité ni la part de solitude qui s’y rattache. Il faut, sur ce point encore, citer Hubert : « Lorsque le public chante mes textes avec moi, sur scène, je me dis que c’est parce qu’il existe un inconscient collectif, parce que ça les touche comme ça m’a touché ». Un peu plus loin, il ajoute : « (A Bercy), je ne parlais pas à 17 000 personnes mais à une plus une, plus une plus une jusqu’à ce que ça fasse 17 000 ». Et ailleurs : « Moi, ma société idéale, c’est une société où les solitudes se fréquentent ». Etonnante communauté de pensée…
Mais assez rapidement la ligne de fracture entre Nietzsche et Wagner commence à se dessiner. Elle deviendra un abîme. Les raisons en sont multiples et complexes. Passons sur les motifs personnels : Nietzsche est toujours amoureux de Cosima Liszt…qui épouse Wagner, celui-ci réserve un accueil assez froid à un texte de Nietzsche qui faisait pourtant son apologie (la « Quatrième Inactuelle »), etc. Le philosophe en conçoit une certaine amertume. Mais ce sont surtout les raisons de fond qui se révèlent déterminantes. Wagner fait sienne la doctrine de Schopenhauer sur le point précis qui avait amené Nietzsche à rompre avec elle : face à cette illusion qu’est le monde, Wagner invite dans ses livrets d’opéras à non pas l’assumer virilement comme le propose Nietzsche, mais à se réfugier dans le renoncement ascétique de type oriental, avant de finalement verser dans le mysticisme chrétien. C’est la rupture du « Parsifal », où Wagner valorise un héros très religieux, mi-chrétien mi-bouddhiste, refusant l’attrait du « péché de chair ». Nietzsche écrit qu’avec cette œuvre, Wagner « s’effondre au pied de sa croix chrétienne ». L’artiste n’a pas à se mettre au service d’une quelconque métaphysique, a fortiori lorsqu’elle est à ce point castratrice : il devient alors ce que Wagner tend à devenir en plaçant au centre de ses opéras les thèmes de la rédemption, de la chasteté ou de la pureté, c’est-à-dire un « ventriloque de Dieu » ou le « téléphone de l’au-delà » ! Qui pis est, Wagner se laisse gagner, selon Nietzsche, par tout ce que celui-ci déteste dans « l’âme allemande » telle qu’elle se manifeste à l’époque : la lourdeur, le pan-germanisme l’antisémitisme. Même la musique de Wagner ne trouvera bientôt plus grâce aux yeux de son ancien ami.
Mais ce qui nous intéresse ici au premier chef, ce sont les motifs de rupture que décèle Nietzsche dans l’évolution du rapport de Wagner, d’abord à lui-même, ensuite à son public. Non seulement il devient de plus en plus conscient de son génie, mais il en donne une présentation de plus en plus fallacieuse en le faisant passer pour une inspiration qui tomberait comme une sorte de grâce, tandis que Nietzsche sait que la création artistique représente en fait beaucoup de temps, de travail et de souffrance (après avoir cité quelques chansons écrites rapidement, Hubert ajoute : «Il n’empêche que l’une de mes chansons préférées est Les dingues et les paumés, que j’ai traînée pendant deux ans sur 60 000 km… »). Le philosophe va reprocher au compositeur non pas d’avoir du succès, car qui pourrait faire à un artiste un tel reproche, mais de s’enivrer de ce succès jusqu’à y dissoudre toute aptitude à une véritable création, et d’acquérir ce succès en « servant » au public ce qu’il pense attendre de lui. L’artiste de l’avenir, le musicien inactuel est devenu un démagogue « branlé à blanc par la gloriole ». Voilà désormais Wagner « à la mode », replongé dans son temps, dans une « modernité » faite de dilettantisme artistique, de caprices, de mondanités et de mauvais journalisme. Celui qui avait su mettre en musique les mythes, cette « poésie anonyme des peuples » écrit Nietzsche, privilégie désormais le clinquant et le spectaculaire sur l’authentique, versant ainsi dans la « démolâtrie », l’idolâtrie du peuple, c’est-à-dire la vulgarité. En faisant construire le théâtre de Bayreuth et en y organisant le festival du même nom, Wagner érige un temple à sa propre gloire pour y célébrer la grand-messe wagnérienne. Le groupe d’amis devient un groupe de disciples bêlants. Pour Nietzsche, vouloir être reconnu et admiré, s’efforcer de plaire et de séduire, c’est être incapable d’exister autrement que dans et par le regard des autres, c’est donc au fond être faible. Il faut citer ici, comme en écho, cet extrait de conversation entre Eric Issartel et Hubert (HFT News n°10) :
« E.I : Oscar Wilde disait : « Un artiste qui tient compte de ce que veulent les gens et tente de satisfaire leur demande cesse d’être un artiste ». Néanmoins, les artistes ne sont-ils pas obligés de faire quelques concessions aujourd’hui ?
HFT : Un artiste qui cèderait à cette logique serait dans l’erreur totale. En ce qui me concerne, je fais ce que j’ai envie de faire…
E.I : Avec ta seule conscience artistique comme guide ?
HFT : Complètement. Oscar Wilde a raison. »
L’histoire de la relation entre Nietzsche et Wagner éclaire d’une lumière toujours actuelle le lien qui unit, qui peut unir, qui doit unir un artiste, son œuvre et le public. Force est de constater qu’il s’agit là d’une alchimie des plus complexes, dans laquelle l’attitude du public se caractérise parfois, il est vrai, par un certain conservatisme. C’est son droit, certes, mais qu’il ne demande pas à l’artiste de cesser d’être ce qu’il est, de cesser de créer, de chercher, de fouiller, laissant derrière lui des œuvres qui prendront leur envol, auront leur autonomie et leur histoire propre. L’artiste, lui, est déjà plus loin, plus haut, ailleurs. Le suive qui veut. Et qui peut.

Laurent Van Elslande

(1) Afin d’alléger le texte, nous avons supprimé toutes les références des citations. Celles de Nietzsche sont tirées de ses œuvres, notamment Le gai-savoir, Ainsi parlait Zarathoustra, ou La généalogie de la morale, celles d’Hubert sont tirées de ses textes, d’interviews publiées dans « Chorus » et dans « HFT News », ou encore de propos recueillis lors de son passage au lycée d’Abbeville le 10 janvier 2000.

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Voir les 5 commentaires
  • Patrice SANCHEZ
    21 avril 2021 à 04:25

    Bonjour,
    Je viens de lire votre bel hommage à Nietzsche, permettez-moi de vous faire découvrir le manuscrit évolutionnaire que je viens de consacrer à ce génial défricheur d’éternité !
    Bien cordialement,
    Patrice Sanchez

    MA REDÉCOUVERTE DU PRINCIPE FONDAMENTAL DES ÂMES SOEURS ÉTERNELLES
    DE LA POSSIBILITÉ D’UN NOUVEAU MODE DE PENSÉE D’INSPIRATION PSYCHOLOGIQUE NIETZSCHÉENNE QUI POURRAIT DONNER ACCÈS À LA MÉMOIRE DE L’UNIVERS POUR UNE RENAISSANCE DE LA SCIENCE ET DE L’HUMANITÉ…
    Je tenais à porter à votre connaissance la copie du courriel envoyé  à l’intention de Mr le Président de la République, de Mr le Directeur du Cnrs ainsi que de la communauté des Chercheurs.
    Bonjour Mesdames et Messieurs,
    Veuillez trouver en pièces jointes mon courriel écrit à l’intention du Président de la République, suivi de  mon Texte de présentation ainsi que mon Manuscrit à propos d’un mystère éternel qui pourrait être source de Renaissance pour la recherche Fondamentale et pour l’Humanité.
    LA CONNEXION UNIVERSELLE SUPRA-HUMAINE AINSI PARLAIT UN HOMME ET RIEN QU’UN HOMME LE PRINCIPE DES ÂMES SOEURS ÉTERNELLES RÉVÉLÉ ou L’ODYSSÉE CHEVALERESQUE DU NAVIGATEUR DE L’APOCALYPSE CÉRÉBRALE ET DE LA RENAISSANCE DES ÂMES SOEURS ÉTERNELLES  SOUS LE SOLEIL DE MINUIT DE NIETZSCHE/ZARATHOUSTRA 
     Dans mon manuscrit; j’écris ceci à l »intention de la communauté nietzschéenne :  » Mesdames et Messieurs de la communauté nietzschéenne, grâce à la lecture de vosouvrages et les traductions de Friedrich Nietzsche, vous m’aviez donné l’opportunitéd’acquérir les codes d’accès pour débuter dans l’étude de la Pensée du génial Philosophe.ce qui m’aura donné, bien des années plus tard, l’envie d’explorer plus avant l’Oeuvre dece défricheur d’éternité et je tenais à vous en remercier tout particulièrement, tout commela contribution de ce cher Pierre Héber-Suffrin à l’édition de mon autobiographie aura étédéterminante dans mon odyssée ; cependant, ma personne importe peu dans “ cette Aventure du devenir collectif de l’Humanité et cette Odyssée de la Renaissance de  » la Pensée Psychologique éternellle “, c’est pourquoi, je n’ai qu’une seule espérance dorénavant, l’espérance que lamonumentale contribution de Friedrich Nietzsche à la Fondation des bases d’une Science Universelle soit reconnue par toutes les Institutions Internationales et comme je l’ai écrit àmaintes reprises tout au long de mon Témoignage : je souhaite ardemment que lesChercheurs de mon Pays, la France, soient à l’origine de cette possibilité d’un NouveauMonde de Pensées, qu’ils s’emparent de cette redécouverte évolutionnaire Fondamentale des âmes soeurs éternellles dans leDessein Spirituel de ” la Renaissance de notre Humanité “ comme l’écrivait Albert Camusen parlant de Nietzsche dans “ L’homme révolté “ : “ Nietzsche n’a jamais pensé qu’enfonction d’une apocalypse à venir, non pour l’exalter, car il devinait le visage sordide etcalculateur que cette apocalypse finirait par prendre, mais pour l’éviter et la transformer enrenaissance. “Je fais un rêve, Mesdames et Messieurs les Chercheurs, le rêve que la Franceredevienne un Phare pour toutes les autres Nations et qu’ainsi, elle montre le Capde la Délivrance et du Réenchantement de notre Monde grâce à la Future Science de  » la Reliance et de la Guidance Psychologiques Quantiques  » … et j’aime autant vous assurer que tout là haut, de leurs promontoire d’éternité, Nietzsche/Zarathoustra,les deux scintillants Compères “, les deux Sémaphores étoilés de la Renaissance “,vous observent trépignant d’impatience et riant à gorges déployées…  »
    Bonne lecture,
    Patrice Sanchez

    Mon Manuscrit
    https://drive.google.com/file/d/1N_ii0H0U3KiVSd2J2tGIe6zMaGVf79-L/view?usp=sharing

  • regard insoumiz................
    18 février 2012 à 18:22

    peut etre Cioran……….. les phylosophes grecq n sont ils pas mysogines bcp d contradiction ….en ces temps de parité verbale
    et la phylosophie de l’image’ la presentation de soi , l’integrité c n’est pas une valeur sure dans le showbiz mais pour le public qu’en est il ?

  • regard insoumiz................
    18 février 2012 à 17:38

    les annees cinquantes sont particulierement branchées en cemoment ici et outre atlantique je ne met pas en doute que quelques influences soient une sorte de leimotiv

  • regard insoumiz................
    18 février 2012 à 17:36

    on retrouve par ailleurs a tr

  • regard insoumiz................
    18 février 2012 à 17:36

    je doute un peu qu’actuellement un artiste ne soit guidé que par ses veritables desirs artistiques compte tenu de l’incidence de l’economique dans la culture plutot commerciale today noamment in france???????????????